Deux grands cadres en acier inoxydables constituent Pono et Interpono, l’un est au format carré l’autre rectangulaire. Ces armatures contiennent — de manière incomplète — de fines feuilles en inox peintes uniformément en blanc. Les feuillets débordent de la monture par le truchement de légères brèches disposées à plusieurs endroits sur les deux cadres. Dans ce jeu qui s’institue entre les éléments, le cadre perd sa fonction. Il devient une œuvre à part entière dans le processus plastique qui le met en relation avec les plaques.
Ce dispositif instaure, non sans une pointe de facétie, une sensation de mauvais cadrage, d’un manquement dans l’évaluation des proportions des feuillets en regard des encadrements qui leur étaient destinés. Le titre des créations est un bon moyen de compréhension à cette considération. Effectivement, en latin, « pono » est la première personne du singulier du verbe « ponere » qui signifie placer, disposer, installer, exposer. Le terme « inter », quant à lui, renvoie aux notions d’interstice, d’intercalation, d’entrelacement, d’encartage.
Pono et Interpono sont à la genèse d’un renouveau esthétique dans le travail de Mara Fortunatović : le cadre en joue un rôle essentiel. Élément laissé brut, celui-ci n’est pas camouflé sous une couche de peinture blanche qui viendrait accorder et unifier agréablement les œuvres disposées dans l’espace d’exposition. Et pour cause, Pono et Interpono n’ont pas été créées dans une logique d’exposition. Cette production autonome a permis à l’artiste de prendre des libertés, d’un point de vue esthétique, face aux compositions qu’elle a coutume de présenter. Le cadre, par sa matérialité laissée en l’état, est paradoxalement une ouverture potentielle vers une sortie de la couleur blanche trop facilement associée aux travaux de Mara Fortunatović.
En cadrant une œuvre, il y a, de manière contradictoire, un décadrage qui se crée. Les plaques d’inox blanchies ont la possibilité de nous faire voir et ressentir autre chose que ce qu’elle montre en son cadre. L’œuvre de Mara Fortunatović appelle justement à l’outre mesure, au sens figuré comme au sens symbolique. C’est dans les détails que l’œuvre de l’artiste crée un ailleurs.
- “Interpono”, Mara Fortunatovic, 2016 – inox, glycéro, 110 x 85 x 7 cm – Courtesy de l’artiste
Matériau froid et grisâtre, l’inox apporte aux deux compositions une assisse solide, presque impérissable, imperturbable. Cette stabilité observable se confronte aux fines feuilles d’inox qui jonchent et traversent de part en part l’ossature. La disposition des feuillets possède un aspect léger, aérien, que le cadre n’a pas. Les courbes et ordonnancements qu’empruntent les feuilles d’inox, particulièrement dans Interpono, renvoient à une singulière finesse aérienne. Ces éléments parviennent visuellement à semer le trouble : s’agit-il de papier ? S’agit-il d’une peinture ? D’une sculpture ?
Cette tension sculpture-peinture — déjà mis en exergue auparavant par l’artiste — vient être ici concrètement interrogée. Le cadre constitue une référence au domaine pictural. Cette perspective permet d’établir plusieurs corrélations à d’autres artistes et influences de Mara Fortunatović. Dans un premier temps, la notion de « déséquilibre équilibré »[1] que l’on retrouve chez Piet Mondrian, qui fut, d’autre part, une grande source d’inspiration pour François Morellet.
François Morellet justement est un exemple opportun pour mieux approfondir la compréhension de Pono et Interpono. Morellet et Mara Fortunatović développent tous deux des questionnements parallèles autour de l’utilisation de la blancheur vers la polychromie, de la géométrie et, en la circonstance de Pono et Interpono, de la facétie. Viendront comme éventuelles autres références les travaux de Kasimir Malevitch dans sa période suprématiste ou encore ceux de Robert Rauschenberg, lors de ses explorations minimalistes, au début de sa carrière [2]. Il est d’ailleurs remarquable que l’ensemble de ces références — a fortiori Morellet — pensent et produisent aussi des compositions en 3 dimensions qui figurent tout un pan créatif visible également chez Mara Fortunatović.
[1] LEMOINE, Serge, François Morellet, Flammarion, 3e éd., Paris, 2011, p.24
[2] Cf. Robert Rauschenberg, White Painting (Three panel), 1951, latex peint sur toile, 182.88 cm x 274.32 cm, San Francisco Museum of Modern Art.
Pono sera présenté du 13/12/16 au 17/12/16 à la galerie Perrotin, 10 impasse Saint-Claude – Paris 3e, pour l’exposition ART IS HOPE organisée par AIDS afin de récolter des fonds pour la recherche contre le Sida.
Photo de une : Pono, 2016 – inox, glycéro, 90 x 85 x 7 cm – Courtesy de l’artiste
Crédit photo : Romain Darnaud