Si la création contemporaine est un champ d’actions diversifiées, la technologie, la technique, la philosophie et l’art ne cessent de dialoguer à travers un ensemble d’œuvres. Haythem Zakaria est de ceux qui refusent de céder à toute catégorisation dans le domaine de la création. Artiste autodidacte, il a commencé son parcours en Tunisie. Au cours de sa formation à l’EAD [1], Haythem se met à la marge de la conception « classique » de l’art pour le compte d’une approche plus expérimentale qui lui permettra par la suite d’aller à la rencontre de ce qu’on appellera l’expérience expressive. Il interroge l’image en tant que telle, mais aussi toutes autres formes d’images mentales, sonores et perceptives données à voir et à percevoir dans une expérience artistique. L’univers de Haythem ne nous interroge pas de manière directe, mais il nous force à penser notre rapport à l’art. Désarmé devant une réelle absence d’intellection, le spectateur se heurte à la réalité brute de l’œuvre montrée sans médiation et sans discours. Tel est le cas dans son installation Nûn, qui, à la manière d’Emak Bakia de Man Ray, entraîne le public, pourtant confortablement positionné, dans une zone d’inconfort intrigante. Dans cette œuvre, le spectateur est allongé sur un banc sous un grand écran sur lequel la lettre Nûn, écrite en calligraphie arabe, s’affiche.
- Nûn, 2015 – installation immersive, quadriphonie | Crédit photo : City Sonic
- Nûn, 2015 – installation immersive, quadriphonie | Crédit photo : City Sonic
Une telle proximité avec l’œuvre nous amène à penser notre rapport à l’univers de l’image mais aussi à celui du dispositif. Empruntant la grammaire du cinéma expérimental, l’œuvre ne cherche pas à cacher sa machinerie et son procédé créatif, à l’inverse, elle nous emporte avec elle. Par là, Haythem fait de manière subtile outrage à “l’art” de la représentation dans l’art et embarque le spectateur dans l’œuvre et en temps réel. Par ce bouleversement perceptif et temporel, notre expérience de l’œuvre prend tout son sens. L’artiste se joue de nous en dénudant cette installation de tout sens immédiat ou donné. Cela étant dit, Nûn a un sens, la lettre, ainsi dessinée, vacille, et devient une forme abstraite de toute charge objective ou sémantique, elle n’est plus une lettre, elle est une ligne ou un demi-cercle. Défonctionnalisé et décontextualisé, le nûn s’élève au rang de symbole dont l’essence se résume à sa forme lumineuse et à son mouvement. L’image d’une image, il (le nûn) est plus poétique et bien plus supérieur à l’objet « lettre » qu’il était. Haythem prône l’idée de l’indépendance de l’image par rapport à toute charge intellectuelle qu’on lui assigne : pourquoi enfermer l’image dans un sens donné ? Et si l’image existait pour elle-même ? Cette prééminence de l’image a été défendue aussi par Fernand Léger – en 1922, au sujet du film La Roue d’Abel Grance – qui a exprimé son soulagement en voyant ainsi des formes en mouvement et des mouvements prendre forme, et s’émancipant de tout ancrage référentiel.
Esthétique de la vacuité, parce que la nature a horreur du vide
La perception reste la première préoccupation de Haythem Zakaria, la perception en tant qu’elle est à la fois moteur et résultat de l’expérience esthétique qu’il nous propose à travers ses œuvres. Au cours de l’exposition Il manque les noms sacrés [2], en 2015, l’artiste présente un ensemble de trois œuvres qui se regardent et se complètent. La première est une installation Sans nom composée de 99 morceaux de granit noir de hauteurs différentes. Avec le même nombre, il met en place une deuxième installation Dhikr présentant 99 compteurs, et enfin Triptyque #3 qui, sous la forme de tableau, compose un ensemble de lignes tracées à la main comme dans les dessins de perspective.
- Sans nom, 2015 © Haythem Zakaria – 99 blocs de granit
- Sans nom, 2015 © Haythem Zakaria – 99 blocs de granit
Conçues à partir de nombres, de volumes, de lignes et de probabilité, sous la forme de compteurs, de traits ou d’une tour « sans fin » à la manière de Jean Nouvel, Haythem nous propose des contre-versions de ces dispositifs, ainsi qu’une autre manière des les appréhender en dehors de leurs systèmes symboliques conventionnels. En effet, en plus de la dichotomie fond / forme, l’artiste s’attaque à la symbolique de l’objet pour la dissoudre et l’absenter. Créer un vide visuel et générique (Dhikr), jouer avec les proportions et l’illusion de l’infini (Sans nom), ramener la forme à son origine, en l’occurrence, le point et la ligne (Triptyque #3) ; autant de procédés qui agitent l’univers narratif inconsciemment attendu par le public. Celui-ci quitte la sphère du sens et de la référence pour s’immerger dans la sphère de la forme et de la technique avec ce qu’elles offrent comme dynamique spatiale et temporelle. L’œuvre de Haythem est une longue quête de la désobéissance aux dogmes des signes mais qui n’exclut jamais l’éventualité d’un accord entre les nouvelles possibilités de sens naissantes, proposées à partir d’un vide ou d’un manque à combler, et le spectateur.
- Dhikr, 2015 © Haythem Zakaria – 99 compteurs manuels préparés.
- Dhikr, 2015 © Haythem Zakaria – 99 compteurs manuels préparés.
Du point de vue des modes de présence, la transparence, la lumière blanche, le vide, ou l’absence de limites sont une sorte de mise en présence du spectateur dans l’image et dans l’œuvre. Chaque vide, instabilité ou mouvement créé dans l’œuvre de Haythem s’accorde à nier la représentation au profit d’une présence, celle de la vacuité. L’inachevé de l’œuvre ne signifie pas l’inaccompli du geste ou de la réflexion, il exprime tout simplement le « savoir laisser », à nous, public, la liberté de compléter sur le plan visuel, perceptif et référentiel ce que l’artiste a omis de combler.
Haythem Zakaria invite le spectateur à voyager entre le voir, le percevoir et le savoir, aucun ne prédomine, tout se joue dans leur précession.
- Triptyque #3, 2015 © Haythem Zakaria – pointe tubulaire sur papier, 65 x 300 cm
- Triptyque #3, 2015 © Haythem Zakaria – pointe tubulaire sur papier, 65 x 300 cm