Parmi les différents univers d’artistes qu’on rencontre ou qu’on découvre, se trouve toujours un univers qui nous bouleverse pour une raison ou pour une autre, un univers qui infirme nos appréhensions ou bouscule nos sens. Lulù Nuti fait partie de ces artistes à l’univers auratique. Ses œuvres s’imposent à nous et prennent place, leur place, dans notre espace de spectateur. Quand nous sommes face à eux, nous partageons leur ici et maintenant, et c’est alors que l’expérience commence.
De prime abord, Lulù Nuti semble emprunter la maxime tautologique du minimalisme, déclarée par Donald Judd dans son manifeste publié en 1965 : « what you see is what you see ». Cependant, elle y recourt pour dénoncer cette vision simpliste du monde considérée par George Didi-Huberman comme étant un processus réducteur qui condamne le sujet à ne vouloir rien voir d’autre au-delà de ce qu’il voit présentement dans l’expérience perceptive. Dans ses installations, tout est là, dans la mesure où celles-ci ne rejouent aucune présence supposée ailleurs. Une fois libéré de cette charge imposée par la quête du sens, le spectateur s’immerge dans l’expérience.
Tel est le cas dans l’œuvre Irréversible. Cette dernière imprime le passage du temps noir sur blanc en rappelant aux spectateurs une des réalités les plus évidentes : l’action du temps et de son impossible réversibilité. A l’heure où toutes les avancées techniques et médiatiques proposent la possibilité de contrôler la temporalité d’une expérience comme le fait d’annuler ou d’effacer des actions sur un ordinateur, de revoir une vidéo ou de réécouter une musique, cette œuvre dessine son écoulement et le remet dans sa linéarité. Le temps c’est le présent comme conséquence du passé et l’avenir comme conséquence du présent. Mais serait-ce là tout ce que cette œuvre a à nous offrir ? Que cherche-t-elle à nous communiquer ou dire ? Et si finalement, dans son univers, Lulù Nuti questionnait la part latente confinée dans l’objet d’art ?
- « Irréversible », 2014 © Lulù Nuti
L’artiste cherche à devancer toute tentative d’interprétation ou de rationalisation face à son art, nous permettant ainsi de quitter de manière progressive la représentation au profit de la présentation : « voilà ce qu’il en est, voici ce que l’œuvre veut dire, elle dit ce qu’elle dit, mais pas que… ». Les œuvres de Lulù Nuti dégagent une forme de spécificité qui leur confère à la fois une transparence et une autonomie formelle et sémantique. Avec un zeste d’ironie, elle nous invite à outrepasser toute dimension anecdotique liée à l’image des choses pour aller à la rencontre des choses elles-mêmes. Face à ses installations, un inquiétant sentiment d’étrangeté nous submerge. Car devant une œuvre qui illustre mot pour mot et image par image son titre (1kg=1kg), Lulù Nuti dérange le spectateur en troublant subtilement son rapport sensible aux choses, aux idées et aux concepts. En ce sens que le lien de familiarité existant entre le sujet et l’objet est mis à rude épreuve.
Dans l’univers de Lulù Nuti, la perception prend le dessus sur la réflexion rationnelle et littérale, nous n’y sommes plus sujet de nos perceptions mais sujet à nos perceptions.
- « 1kg = 1kg », 2013 © Lulù Nuti
Dans Guillotine, Lulù Nuti rassemble des textures, des significations et des matériaux assez contradictoires : l’œuf cru comme symbole de la fragilité et le fer forgé comme symbole de force et de solidité. Elle nous interpelle et nous implique dans une expérience mitoyenne qui génère un incessant passage du regard à la réflexion et de l’envie de toucher à la réflexion à nouveau. C’est une œuvre expérience. Et parce qu’il y a expérience, une relation vraie et palpable s’installe entre elle et nous, supposant ainsi notre mise en présence.
Dans cet univers, ce n’est pas l’espace de l’exposition qui abrite la rencontre entre l’œuvre et le sujet spectateur, c’est l’œuvre qui abrite en elle toutes les possibilités de rencontres.
L’art de Lulù Nuti est marqué par les paradoxes : à la fois littérale mais indiscernable, chaque œuvre entraîne le spectateur dans une expérience esthétique de l’entre-deux, au cours de laquelle il arrête de regarder ou de réfléchir et accepte de passer de l’autre côté du miroir. Ce point de renversement est récurrent dans le travail de Lulù Nuti : il est une invitation de l’artiste, à travers ses œuvres, à ouvrir notre regard à ce qui nous regarde.
- « Horizon », 2015 © Lulù Nuti
Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, les Éditions de Minuit, 1996, Paris.